A l'origine, Affliction est un texte que j'avais écrit dans le cadre dans jeu qui s'appelait ''Dessine-moi tes mots" ou le but était de produire un texte avec une liste de mots donnée à l'avance. Ce texte m'a aussi permis de participer à un concours littéraire organisé par le Programme des Nations Unies pour le Développement, à l'occasion de la journée mondiale contre la corruption (thème de ce concours, donc) et qui a reçu le premier prix, une première pour moi!
C'est une sombre histoire comme je les aime, certains diront nihiliste (peut-être, oui) mais qui traduit bien le sentiment général que partagent les tunisiens suite aux désillusions à répétitions de cette ''Révolution'' qui tarde à porter ses fruits. Bonne Lecture.
C'est une sombre histoire comme je les aime, certains diront nihiliste (peut-être, oui) mais qui traduit bien le sentiment général que partagent les tunisiens suite aux désillusions à répétitions de cette ''Révolution'' qui tarde à porter ses fruits. Bonne Lecture.
Affalé sur un large fauteuil qui, lui semble-t-il, est de proportions éléphantesques, il contemple devant lui le grouillement frénétique de cette grande avenue, véritable artère battante d’activité dans ce quartier huppé du centre-ville. À cette hauteur, les gens qui se bousculent à toute allure tout en bas au milieu de leur cacophonie matinale, ne sont guère plus grands que des fourmis ouvrières, vaquant chacune à son occupation si bien qu’il a l’impression d’être un savant fou, scrutant avidement un vivarium grandeur nature.
Pourtant, cette vue finit par lui peser sur le cœur et le fait se sentir vieux, terriblement las et abattu... Les pires plaies avaient beau s’abattre sur lui à la vitesse de l’éclair, la terre n’en continuait pas moins à tourner, et les foules à se déplacer et aller de l’avant, sans se soucier de rien ni de quiconque. Toutes ces personnes, là en bas, n’en avait rien à faire de lui et encore moins de ses tourments et pendant les deux derniers mois, il leur en avait amèrement voulu. Plus maintenant… ça n’avait plus la moindre importance à présent.
Ses mains l’élancent de plus en plus. Il essaye de les soulever à hauteur des yeux, y arrive à grand peine et a du mal à croire que ce soient bien les siennes : boursouflées, ensanglantées, la chair arrachée par endroits et quelques ongles qui ont sauté. Elles sont endolories, mais il les considère longuement avec une froideur clinique, comme si elles appartenaient à quelqu’un d’autre. Sa femme lui répétait sans cesse qu’elle était folle de ses mains, que c’était ce qui lui avait le plus plu chez lui en ces temps immémoriaux ou ils sortaient encore ensemble. Jadis fines et bien soignées, avec de longs doigts réguliers et minces, taillés pour chevaucher avec virtuosité les touches d’un clavier de piano ou dompter les cordes frémissantes d’une guitare acoustique, c’est à une tout autre discipline qu’elles servirent aujourd’hui, une discipline beaucoup plus brute et primale. Elles s’en étaient sorties avec les honneurs (et il en fut le premier surpris), mais par contre, ses aspirations artistiques étaient dorénavant réduites à néant, il suffisant de voir l’angle incongru que formait son pouce on son majeur. Là encore, qu’importe ? Sa femme n’était plus, et elle avait emporté avec elle toute envie de retoucher de près ou de loin à la musique.
Sa femme n’était plus, et dans un monde parfait, un monde juste, lui aussi aurait du la suivre. C’est ce qu’il se répète encore à ce jour : que lui aussi aurait dû y passer. Lui aussi aurait dû crever ce soir-là. Mais le monde -comme il finit par le découvrir à ses dépens- était loin d’être juste. Le monde n’était assurément pas ce doux rêve éveillé que l’on nous décrit dans les contes pour enfants naïfs ou adultes crédules. Dans cette réalité, la vie était une belle catin rancunière et les premiers à en pâtir étaient forcément ceux qui étaient à court de liquide.
Ses pensées sont interrompues par des coups forts frappés à la porte. Au-dehors on s’agite et on braille à tout bout de champ. Quelqu’un lui crie quelque chose, mais il est incapable de discerner clairement ce que c’est. On essaye de forcer la porte. Bonne chance, vu sa taille et l’impressionnant arsenal de loquets que le propriétaire y avait installés, ce n’était pas gagné d’avance. Au loin, les hululements de sirènes lui parviennent faiblement. Déjà ? il était temps. Il avait récemment appris que la réaction des forces de l’ordre était étrangement sélective, pour les personnes à secourir et aussi pour les quartiers concernés, qui ne jouissaient vraisemblablement pas des mêmes privilèges. Qu’ils viennent, il en a fini ici de toute façon.
***
Il était au volant ce jour-là ou leurs vies sortirent des rails avec bruits et fracas, dans le sens propre comme au sens figuré. Il était au volant et ne se le pardonne toujours pas, même aujourd’hui, après ce qui venait de se passer. C’était déconcertant, la facilité et la rapidité avec laquelle tout peut sombrer l’espace d’une fraction de seconde. Un millième de seconde et une vie est balayée aussi facilement que le vent d’automne disperse un amas de feuilles mortes.
L’accident fut fulgurant, si bien qu’il ne se souvenait que de la masse noire, monstrueuse qui se matérialisa soudain dans sa portion de route. Un coup de volant désespéré ne fit rien pour les sauver et la Hummer d’en face les heurta de plein fouet, les fit sortir de la chaussée et décrire assez de tonneaux jusqu’au bas du fossé pour établir un nouveau record du monde. Lui s’en sortit. Elle non. Le chauffard, lui, était bien trop saoul pour se rendre compte de quoi que ce fut.
Les séquelles physiques et la douleur qui s’en suivit n’était rien comparé à l’affliction qu’il éprouva à l’annonce de la perte de sa femme, dans un couloir d’hôpital impersonnel et dont les murs sentaient le détergent et la pisse. Le médecin qui le lui apprit (qui n’avait de médecin que le nom) le lui annonça avec autant d’égards que s’il lui avait dit qu’il avait eu des œufs brouillés au petit déjeuner. Cette affliction fut suivie d’un abîme de culpabilité sans fond, puis d’une surprise qui n’avait d’égal que sa profonde consternation lorsqu’il apprit qu’aucune poursuite n’allait être engagée contre le chauffard en cause de l’accident. Mettons ça sur le compte de son incurable optimisme (qui soit dit en passant est mort en même temps que son épouse), mais il avait vraiment cru que ce type serait mis sous les verrous, aussi surement que le jour suit la nuit. Il ne fallait pas être un ténor du barreau pour un cas pareil : conduite en état d’ivresse et dans la file inverse, excès de vitesse et délit de fuite, le tout consigné dans un rapport de police. Il n’y a pas photo votre honneur !
Mais il y en avait une, et pas des plus jolies. Comme son avocat le lui expliqua le plus directement possible, le chauffard en question se trouvait être le fils d’un éminent ministre au sein de ce gouvernement qui, comme chacun le sait, a été démocratiquement élu par le peuple. Et de ce fait, il avait de son côté une arme redoutable qui s’appelait ‘’la légitimité du bureau de vote’’ qui lui permettait de faire pratiquement ce que bon lui semblait en toute impunité. C’était bien la moindre des choses au vu des innombrables persécutions qu’ils avaient enduré durant l’ancien régime, là-bas, dans un asile doré au cœur de Londres.
Il n’en crut pas ses oreilles. C’était tellement absurde qu’il crut qu’on le faisait marcher. Il eut du mal à croire qu’on en était encore là, dans un pays supposément post-révolutionnaire à devoir faire des mains et des pieds pour faire appliquer la justice. Mais il apprit aussi que la justice avait été justement la première victime de cette révolution. Comme pour le confirmer, et à mesure qu’il entreprit d’autres démarches pour faire valoir son droit et demander le juste châtiment, il reçut toutes sortes de menaces, certaines à peine voilées, d’autres tout ce qu’il y avait de plus explicite. Pour faire bonne mesure, il se fit tabasser un soir qu’il rentrait chez lui par de ‘’mystérieux inconnus’’ histoire d’être tout à fait sûr que le message était passé. Il n’avait jamais été aussi humilié de sa vie, jamais. Il n’aurait jamais pensé qu’un jour il en arriverait à ce stade d’abattement, veuf et sans aucun gout pour la vie.
***
Le son des sirènes se fait plus retentissant. Il peut à présent les apercevoir tout en bas : deux voitures et quatre ‘’Bagas’’ qui s’arrêtent pile devant l’entrée faisant presque immédiatement s’attrouper les badauds et les curieux. Un remarquable déploiement des forces de l’ordre, en effet. Il n’y a pas à dire, la justice sait se montrer efficace parfois. Lorsque le jeu en valait la chandelle et lorsque la victime était suffisamment bien placée à l’échelle sociale. Ils ne mettraient pas longtemps à arriver jusqu’ici et ce constat le soulage quelque peu. Il est fatigué… vraiment fatigué.
***
Du creux de sa prostration il n’avait développé qu’une idée fixe : rencontrer son meurtrier. Il le fallait, sinon il allait devenir fou. Il n’avait pas en tête de se venger, pas du tout. Il voulait juste voir son visage, le regarder en face et sonder son âme. Seulement alors il pourrait peut-être retrouver un semblant de paix et reprendre le cours d’une vie normale.
Par divers chemins détournés, il réussit à retrouver son adresse, cet appartement somptueux. Les mains moites et le cœur battant, il sonna et attendit qu’il lui ouvre. Enfin face à face. Ce n’était qu’un môme finalement, à peine moins jeune que lui. Il lui ouvrit lui-même, en peignoir ouvert sur sa bedaine avancée, signe d’un gout certain pour la bière bon marché.
Il ne s’était pas attendu à un scénario en particulier. Il ne s’était surement pas attendu à des embrassades, cela va de soi. Mais il fut tout de même le premier étonné par la tournure des événements Quelque chose dans le dédain affiché par le jeune blanc-bec, cette façon de le toiser de haut en bas comme une merde d’oiseau sur le capot de sa voiture toute neuve lui fit bouillir le sang. Mais la goutte d’eau qui fit déborder le vase fut le moment ou il se présenta à lui et ce dernier… n’avait absolument aucune idée de qui il était. Sa femme, sa raison d’être, l’amour de sa vie avait été tuée par un jeune branleur alcoolique qui n’en avait aucunement le souvenir. Et quand ce dernier lui pointa une lame à cran d’arrêt sous le nez, le sommant de débarrasser le plancher (pas très approprié comme geste, pour un fils de politicien) c’en était trop. Sans s’en rendre compte il porta un coup de son poing fermé qui lui explosa le nez et effaça du coup ce stupide sourire hautain. Soudain il ne pensa à rien d’autre, il s’abattit sur lui de tout son poids, s’agrippant à son peignoir et faisant pleuvoir les coups sur lui. L’un après l’autre, les coups de poing faisaient écho à sa propre rage, ne faisant même pas attention aux larmes qui coulaient à flot de ses yeux. Son esprit se ferma et son bon discernement déserta vers le fond de son cerveau. Il se concentra sur une seule chose, sa mission : frapper cet homme. Encore et encore. Il ne s’arrêta que lorsque le visage du type se transforma en bouillie de chair informe constellée de quelques dents. Ce n’est qu’alors qu’il se remit péniblement sur ses pieds, vomit tout ce qu’il avait dans ses tripes juste à côté du cadavre et, dans un état d’hébétude totale, ne sachant plus quoi faire s'échoua sur le fauteuil en face de la baie vitrée.
***
Un brouhaha monstrueux se fait sentir derrière lui. Il entend vaguement des cris, des sommations et des coups violents à la porte. Ce n’est qu’une question de minutes avant qu’ils ne soient là et qu’ils ne l’arrêtent, à son grand soulagement. Il ne discerne pas ce qui se dit, son esprit est embrumé et en dérive et de nombreuses taches noires clignotent dans son champ de vision. Sous lui, le fauteuil est imbibé de sang. Les blessures à son abdomen sont peu nombreuses, mais bien profondes. Le garçon s’était bien défendu et lui avait asséné plusieurs coups de sa lame, mais dans sa transe il ne les sentit pas. Quand vous étiez poussé à bout, tuer devient aussi facile que de respirer, voilà une autre leçon qu’il avait apprise. Cela ne lui fit aucun bien, et ne lui apporta aucune paix ni aucune satisfaction. Et surtout, cela ne lui rendit pas sa femme. Mais qu’à cela ne tienne, la fin s’avance à grands pas et il la sent… Il l’appelle de tous ses vœux. Au mois là, il retrouverait sa bien-aimée.
Sa vue se brouille et sa tête vacille. Derrière, la porte saute de ses gonds et du gaz lacrymogène emplit la pièce. Il ne le sent pas parce qu’il ne respire déjà plus et son corps dégringole lentement sur le sol.
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Textes et Nouvelles