Popsy était une gomme pas plus haute que quatre centimètres et qui adorait son travail. Elle effaçait systématiquement tout ce qu’on lui disait avec une aisance et un zèle qui faisaient la fierté de ses parents et rendaient pâles de jalousie ses autres collègues. Elle ne lésinait pas sur les efforts et gommait, gommait, gommait jusqu’à rendre la feuille aussi vierge qu’à sa création.
Bien sûr ses amies qui voyaient d’un œil indulgent son application sans sa profession ne manquaient pas de la mettre en garde : ‘’Mais tu vas finir par t’user à la tâche si tu continues comme ça Popsy !! A quoi bon, ça ne sera pas la première ni la dernière rature que tu rencontreras…’’
Mais Popsy – Mettons ça sur le compte de son jeune âge- n’en avait cure. Elle disait qu’une gomme c’était fait pour ça : gommer ! Toute gomme qui se respecte se devait d’être le cauchemar des ratures, alors elle donnait l’exemple. Elle effaçait, effaçait comme si sa propre vie en dépendait.
Et puis les jours passèrent. Et au fil des biffures, Popsy voyait s’effriter son enthousiasme à mesure qu’elle-même se désagrégeait millimètre par millimètre. Son teint, jadis d’une blancheur immaculée était maintenant tacheté de graphite, comme autant de preuves de ses nombreuses et dures années de labeur. Après le travail, elle rentrait à sa trousse de plus en épuisée, se jetant dans son lit et sombrant aussitôt dans un sommeil lourd jusqu’au lendemain où elle reprendrait le même train-train quotidien.
Le fol entrain de sa jeunesse avait cédé la place à une amère désillusion : Finalement, c’est dur d’être une gomme…
Pour être tout à fait honnête, ce n’était pas tant l’avancement d’âge qui sapait l’humeur de Popsy. Fervente catholique comme sa mère avant elle et sa grand-mère encore avant, elle savait que sa destinée était de se dévouer corps et âme à la tâche jusqu’à la disparition totale au paradis des gommes. Elle y croyait, le comprenait et l’acceptait. Ses parents l’y avaient aidé, parfois à grands renforts de fessées et de claques lorsque Popsy se montrait récalcitrante.
Non, ce qui la minait vraiment c’est qu’elle était vaguement consciente du fait qu’elle allait bientôt partir sans avoir pour autant accompli quelque chose qui en eut valu la peine. Quelque chose par lequel on se serait rappelé d’elle, pourquoi pas avec fierté et admiration. Quelque chose qui eut fait la différence.
Elle avait beau chercher, elle ne trouvait rien dans sa vie qui aurait mérité grande attention. Dieu que son épitaphe serait triste :
‘’Ci gît Popsy. Une gomme un peu effacée mais qui avait sa vie durant gommé plus blanc que nature.’’ Point.
Pas très folichon tout ça.
Elle ne gouttait pas non plus à l’ironie du sort non plus. Une gomme, par définition c’était justement fait pour ne pas laisser de trace. Mais quand même… Partir comme ça ? A quoi donc auraient servi ces kilomètres de lignes effacées ? (Sa mère aurait crié au blasphème si elle avait entendu sa fille parler ainsi, raison pour laquelle Popsy ne lui avait jamais fait part de sa ‘’crise de foi’’).
Ces derniers temps lorsque Popsy s’abandonnait à ses rêveries, elle se voyait devenir Crayon!! (Elle piquait un fard rien que d’y penser). Oui un crayon, ça se serait le pied! Un crayon ça écrivait pendant des jours et des jours, ça dessinait à tout bout de champ à s’en casser la mine. Les gommes pouvaient bien effacer autant qu’elles le voulaient, les crayons continueraient à noircir les pages encore et encore. Et à leur mort, lorsque le taille-crayon emporterait le dernier bout de leurs âmes, ils auraient des carnets entiers à leurs mémoires. Au moins eux seraient sûrs d’avoir laissé une trace.
Dans son rêve à elle, Popsy serait un crayon Steadler Noris 120 avec une mine HB ‘’0’’. Elle connaissait bien ce genre de crayon pour en avoir secrètement (et régulièrement) observé un durant les heures de travail. Elle était tout de suite tombée amoureuse de ses lignes fines, de son habit doré à rayures noires et de sa mine légèrement grasse qui filait si bien sur le papier Canson qu’on aurait cru du fusain.
Bien sûr ce genre de crayon était une vraie corvée à effacer car non seulement son graphite tenait bon mais qu’en plus il était si salissant que vous risquiez de saloper une grande partie de la feuille rien qu’en gommait quelques lignes. Mais cela serait le dernier de ses soucis : elle serait bien trop occupée à écrire au grès de sa fantaisie et à rire de la mine hargneuse que prendraient ses collègues en la voyant.
Un crayon, quel pied !
Parfois, quand elle poussait plus loin la rêverie (ou quand elle avait un verre de trop dans le nez) elle se voyait transformée en ‘’Crayon-Gomme’’ !! L’idée était folle bien entendu car elle n’en avait jamais vu des ses propres yeux, mais elle avait surpris quelques bribes de conversation alors que ses grands-parents la croyaient couchée. Elle savait donc qu’ils existaient, ou du moins avaient existé.
Si l’on se fiait aux légendes ancestrales, ce genre d’instruments était né de mariages contre nature entre les gommes et les crayons et avaient ainsi fait l’objet d’une vaste et sanglante chasse aux sorcières jusqu’à ce que le dernier des derniers ait péri par les lames des gardiens de l’ordre. Aujourd’hui, il était interdit de les évoquer.
Popsy n’était pas trop portée sur les mythes et les légendes, mais l’idée de devenir un crayon gomme était loin de lui déplaire. Elle avait le frisson rien que de penser à l’étendu du pouvoir que cela lui procurerait, non seulement en terme d’autonomie mais aussi en terme d’efficacité. La machine parfait : Ecrire, effacer, écrire, effacer. Besoin de rien ni de personne. Le rêve !
Et c’était bien là le problème : ce n’était et ne sera jamais plus qu’un rêve à la gomme.
Popsy était et restera une gomme, pas plus haute que quelques centimètres mais qui adorait de moins en moins son travail. Son zèle et son aisance à effacer tout ce qu’on lui disait ne faisaient plus le poids face à la lassitude et à la résignation qui l’accablaient avec l’âge...
Effacer,
Effacer,
Effacer,
Jusqu’à ce qu’elle s’efface.
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Textes et Nouvelles